mardi 18 avril 2023

La voie du Samouraï


Dans une auberge isolée, un samouraï est installé à dîner, seul à une table. Malgré trois mouches qui tournent autour de lui, il reste d’un calme surprenant.
Trois ronin (guerriers vagabonds, sans maître) entrent à leur tour dans l’auberge. Ils remarquent aussitôt avec envie la magnifique paire de sabres que porte l’homme isolé. Sûrs de leur coup, trois contre un, ils s’assoient à une table voisine et mettent tout en œuvre pour provoquer le samouraï. Celui-ci reste imperturbable, comme s’il n’avait même pas remarqué la présence des trois ronin. Loin de se décourager, les ronin se font de plus en plus railleurs. Tout à coup, en trois gestes rapides, le samouraï attrape les trois mouches qui tournaient autour de lui, et ce, avec les baguettes qu’il tenait à la main. Puis, calmement, il repose les baguettes, parfaitement indifférent au trouble qu’il venait de provoquer parmi les ronin. En effet, non seulement ceux-ci s’étaient tus, mais pris de panique ils n’avaient pas tardé à s’enfuir. Ils venaient de comprendre à temps qu’ils s’étaient attaqués à un homme d’une maîtrise redoutable. Plus tard, ils finirent par apprendre, avec effroi, que celui qui les avait si habilement découragés était le fameux maître : Miyamoto Musashi.

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À l’âge de soixante ans, quelques mois avant sa mort, il se retire dans une grotte pour méditer et rédige à l’intention de ses disciples l’œuvre majeure de sa vie : Traité des Cinq Roues.

Ce traité porte sur les arts martiaux et plus particulièrement l’escrime. Mais les principes qu’il énonce trouvent aussi à s’appliquer à toutes les activités de nature stratégique, à tous les gestes de la vie quotidienne : "Je comprenais bien, écrit Musashi, comme il est difficile de maintenir une position face aux événements. [...] J’ai appliqué les principes (avantages) de la tactique à tous les domaines des arts. En conséquence, dans aucun domaine je n’ai de maître."

Le Traité des Cinq Roues n’est donc pas seulement un livre de stratégie guerrière ou pour l’action. C’est aussi un guide sur la Voie, qui énonce les principes d’un art de vivre. Livre à la fois d’action et de sagesse, ou plutôt de sagesse dans l’action, il révèle le secret d’une stratégie victorieuse, d’un trajet initiatique qui passe par la maîtrise de soi.

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Les 9 principes de Musashi

Son enseignement se définit à deux niveaux. Celle de l'action efficace, qui permet de vaincre sans jamais perdre l'honneur. Celle de la sagesse, qui vise avant tout une victoire sur soi. C'est le sens de sa maxime : "devenez l'ennemi". Il s'agit d'atteindre la maîtrise de soi afin d'augmenter ses chances de maîtriser le monde, et ainsi d'atteindre la sagesse.

L'action efficace afin d'atteindre la sagesse n'est pas étranger à la Tradition occidentale, en particulier chez le stoïcien, qui bien qu'il ne s'agisse plus dans ce cas du modèle du guerrier mais de celui de l'Homme en progrès et du philosophe, n'en doit pas moins de se considérer comme son seul ennemi.

L'enseignement de Musashi peut se ramener à neuf principes :

1) Eviter toutes pensées perverses.

2) Se forger dans la Voie en pratiquant soi-même.

3)
Embrasser tous les arts et non se borner à un seul.

4) Connaître la voie de chaque métier, et non se borner à celui que l'on exerce soi-même.

5) Savoir distinguer les avantages et les inconvénients de chaque chose.

6) En toutes choses, s'habituer au jugement intuitif.

7) Connaître d'instinct ce que l'on ne voit pas.

8) prêter attention au moindre détail.

9) Ne rien faire d'inutile. 

Pour approfondir le sens de ces neuf principes, il faut se reporter à différents passage du traité, mais aussi les considérer en fonction de la tradition des arts martiaux et du bouddhisme zen. C'est l'objet de cette synthèse.

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1. Éviter toutes pensées perverses

"Les samouraïs doivent [...] n’avoir plus aucun point obscur sur la Voie qu’ils doivent pratiquer, n’avoir plus aucun égarement d’esprit, [...] et ainsi n’avoir aucune ombre. Alors, les nuages de l’égarement se dissiperont, c’est là le vrai ‘Vide’."

"Conservez un esprit vaste, droit, sans trop de tension ni aucun relâchement, évitez qu’il soit unilatéral, maintenez-le au juste milieu. [...] Même au plus fort de la mêlée d’une bataille, il faut rechercher les vérités de la tactique et bien réfléchir afin d’atteindre l’esprit immobile."

"Le coup ‘sans pensée, sans aspect’ [...] en partant du vide. On rencontre très souvent ce coup. Il faut donc bien l’apprendre et s’y exercer."

"[...] on doit posséder un esprit droit et il est important de conserver un esprit dégagé de tout sentiment de faiblesse vis-à-vis de soi-même."

De toute évidence, les "pensées perverses" dont parle Musashi sont l’effet de ce que l’on appelle dans la pensée traditionnelle le mental. Ce mot a la même racine que "menteur". Il s’agit en fait des pensées, des émotions, des interprétations, des représentations... de tout ce qui déforme la réalité.

Ce que suggère le mental – étant l’effet de nos projections – représente toujours une vision déformée de la réalité, de ce qui est.

Parvenir au "vide" revient à apaiser, à dominer le mental : le bavardage intérieur alimenté par les pensées, les émotions. L’objet premier de la méditation est précisément de réduire le fonctionnement du mental, voire de le supprimer. On y parvient par la concentration de l’attention.

Pendant la méditation, la pratique bouddhique de Vipassana préconise de laisser les nuages de l’égarement apparaître et disparaître, ce qui permet à la longue d’atteindre le vide.

"Le Vide est comparable au firmament purifié de tous les nuages de l’égarement."

Or, cette vigilance doit s’exercer non seulement dans la pratique de la méditation proprement dite mais aussi dans l’action, qui devient ainsi une forme de méditation. La vigilance dans l’action s’exerce par la concentration de l’attention au geste, au mouvement, au corps – ici et maintenant.

Atteindre le vide, c’est guérir l’esprit en se libérant en particulier de ce que l’on appelle parfois la paranoïa sensitive : le "délire" entretenu par la peur d’être rejeté, par le doute et, en général, par les émotions et les représentations négatives... Ce travail sur soi est d’autant plus important que le mental demeure le plus important facteur de stress.

Telle est la première tâche du guerrier dans l’action : atteindre le vide mental, devenir transparent à lui-même. Autrement dit, parvenir à la conscience d’être, à ce qui, à l’arrière-plan, dit : "Je suis".

Cette pratique, qui est millénaire, revient à faire taire l’esprit critique et à s’en remettre au corps, au "laisser faire". On parvient alors, comme l’ont soutenu depuis toujours les maîtres des arts martiaux et, depuis peu, un nombre de plus en plus grand d’entraîneurs dans les sports de compétition ("jouer en dehors de sa tête"), à maintenir l’attitude juste qui favorise la spontanéité. S’en remettre au corps revient, en définitive, à s’en remettre au ça, c’est-à-dire à l’intelligence instinctive

L’entraînement que suggère Musashi concerne toutes les disciplines et trouve à s’appliquer à toutes les situations de la vie. Si l’on reprend l’exemple donné par le sport : "La plupart des joueurs qui écoutent ce qui se passe dans leur tête entendent un dialogue intérieur qui s’interrompt seulement durant leurs rares périodes de concentration intense. Le reste du temps, ce dialogue se poursuit inlassablement." Ou encore avec le tir à l’arc : "Dès que nous réfléchissons, délibérons, conceptualisons, l’inconscient se perd et une pensée s’interpose. La flèche a quitté la corde, mais elle ne vole pas directement vers la cible, et la cible n’est plus où elle est. Le calcul, qui est un faux calcul, s’en mêle. Tout le tir à l’arc en est faussé. L’homme est bien un roseau pensant mais ses plus grandes œuvres se font quand il ne pense ni ne calcule. Il nous faut redevenir ‘comme des enfants’ par de longues années d’entraînement à l’art de l’oubli de soi."

Le yoga de la communication quant à lui consiste à atteindre ce vide mental non pas lorsque le corps est engagé dans l’action, mais lorsque c’est l’esprit qui est engagé dans l’expérience. L’état dans lequel l’on se trouve alors est l’effet de la production d’ondes alpha par le cerveau (cette production est également observée chez les shamans en transe). Les conséquences de cet état entraînent d’ailleurs des conséquences allant au-delà de sa propre personne… L’enthousiasme n’est sans doute pas aussi grand que celui ressenti dans les conditions où c’est le corps qui se trouve engagé dans l’action, mais il n’en est pas moins bien réel... La différence entre les deux types d’expérience paraît tenir à ce que, dans le cas où c’est le corps qui se trouve engagé, l’expérience prend appui sur l’instinct ; et que, dans le cas où c’est l’esprit, l’expérience se traduit plutôt comme un accès direct à l’intuition... La posture du corps n’est pas étrangère à l’attitude juste au plan psychique.

Deux règles sont d’ailleurs à ne pas oublier : lorsque la position le permet, maintenir le dos droit, plus précisément au niveau de la cinquième vertèbre lombaire, comme si on montait à cheval, la partie supérieure du dos ayant peu d’importance ; et adopter le plus possible la respiration abdominale. Ces deux règles sont fondamentales dans la méditation. Il s’agit de les appliquer aussi, le plus possible, dans l’action. L’attitude juste au plan physique entraîne toujours l’attitude juste au plan psychique.

À propos du mental, il a surtout été question jusqu’ici des pensées. Mais le mental comprend aussi les émotions; de même que les interprétations, les représentations, etc., qui sont l’effet de l’interaction des pensées et des émotions. L’entraînement du guerrier exige donc qu’il intervienne aussi dans la dimension émotionnelle du fonctionnement mental. Mais que l’on ne se méprenne pas sur le sens de ce travail. Il ne s’agit pas ici de refouler les émotions mais de les prévenir ou de les assumer en pleine conscience.

On trouve dans la tradition des samouraïs une anecdote qui illustre bien l’importance du travail sur soi au niveau des émotions. Un samouraï se vit un jour confier la tâche de venger le meurtre de son Shogun. Étant parvenu à trouver l’assassin, le guerrier dégaine son sabre et s’avance lentement vers son adversaire pour en finir. C’est alors que l’autre, dans un geste de rage et de désespoir, crache à la face du guerrier! Sur le coup, le guerrier hésite un moment, recule d’un pas... puis, curieusement, rengaine son sabre et s’éloigne! L’autre, encore sous le choc, lui demande alors pourquoi il renonce à le tuer au moment où il n’a plus qu’à lever son sabre pour lui trancher la gorge. Et le guerrier de répondre que le crachat l’avait mis en colère et que s’il l’avait tué sous le coup de la colère, c’eût été un acte personnel commandé par une émotion et non par l’acte impersonnel de vengeance qu’il était venu accomplir. Son geste, autrement dit, ne pouvait être accompli qu’en état de vide mental : "sans pensée, sans émotion..."


2. Se forger dans la voie en pratiquant soi-même et non par le jeu des idées

C’est d’une pratique dont il s’agit ici. Les principes de Musashi n’invitent pas à la spéculation mais à l’engagement dans une pratique. Pour le guerrier, la pratique régulière, assidue peut faire la différence entre la vie et la mort. Dans certaines disciplines des arts martiaux, on rappelle qu’il faut pratiquer tel mouvement, tel geste, "10 000 fois", c’est-à-dire jusqu’à pouvoir le retrouver spontanément lorsque l’on doit y recourir. Il en va de même pour celui qui considère plutôt ces principes comme les règles d’un art de vivre. C’est dans la pratique que le guerrier se crée lui-même.

Le guerrier considère chaque situation qui se présente comme l’occasion d’un entraînement qui doit se traduire par des pensées justes, des paroles justes, des actions justes. La tradition samouraï commande en toutes choses l’attitude juste. On trouve la même prescription dans la tradition amérindienne. Chez les Yaquis, Don Juan enseigne à son disciple l’impeccabilité ou encore, si je me réfère à une autre tradition, occidentale et moyenâgeuse : une conduite sans peur et sans reproche – devise du chevalier Bayard ! Plus près de nous, Benjamin Franklin, l’un des signataires de la Constitution américaine, qui était franc-maçon et rosicrucien, insiste dans son autobiographie sur la nécessité de pratiquer ce qu’il appelait les "vertus morales". Il s’imposait d’ailleurs tous les soirs un examen de ses comportements de la journée.

On trouve aussi cette pratique dans la tradition chinoise. Maître K’ong (Confucius) l’énonce en ces termes : "Chaque jour, je m’examine plusieurs fois : Me suis-je fidèlement acquitté de mes engagements ? Me suis-je montré digne de la confiance de mes amis ? Ai-je mis en pratique ce qu’on m’a enseigné ?"

Je dirais même qu’il faut éviter de se prendre au piège de la spéculation. Il semble en effet que nous ayons une forte tendance à la spéculation. C’est ainsi que dans le domaine du développement personnel, de la croissance, qui nous intéresse plus spécialement ici, on trouve aujourd’hui un nombre considérable de livres sans doute valables mais dont la lecture se traduit rarement par une pratique sérieuse. On se contente le plus souvent d’aller d’un livre à un autre sans trouver la motivation de mettre en pratique les enseignements.

Il est vrai que, dans tous les domaines, passer à la pratique suppose que l’on exerce déjà une certaine maîtrise sur sa vie. Qu’est-ce donc, en effet, qui empêche de passer à la pratique de l’enseignement ? On invoque le plus souvent le manque de temps. Il s’agit pourtant du temps de sa propre vie. Est-il possible que l’on ne puisse pas retenir pour soi une partie de son temps ? On invoque alors les devoirs, les obligations pour expliquer, pour justifier le manque de temps pour soi. C’est bien ce que je dis : passer à la pratique suppose que l’on exerce déjà une certaine maîtrise sur sa vie, sur son temps. Encore faut-il pouvoir agir, c’est-à-dire pouvoir exercer son libre arbitre, plutôt que réagir, c’est-à-dire se soumettre au destin... Ce qui ne va pas de soi. Tout se passe, en effet, comme si le libre arbitre devait faire l’objet d’une conquête. Je vous soumets cette hypothèse troublante : il n’y aurait pas de libre arbitre si ce n’est la part de l’énergie en devenir que l’on parvient à libérer de son destin. Ce n’est qu’une hypothèse, bien sûr. Mais je la crois susceptible de provoquer une prise de conscience de la difficulté d’exercer son libre arbitre. Je n’arrive pas à m’expliquer autrement que l’exercice du libre arbitre exige toujours un effort. S’il y a effort, c’est qu’il y a résistance. Tout se passe comme si le destin résistait à toute tentative d’exercer le libre arbitre. C’est ainsi que pour passer à la pratique de l’enseignement, il faut faire un effort afin de trouver le temps, l’énergie, la motivation...

Mais peut-être, plus simplement, le libre arbitre est-il source d’angoisse, ce qui expliquerait que l’on préfère être lié par les événements, les circonstances, les conditions de la vie, commandés par le destin. La peur de la liberté découlerait en partie de la peur d’être seul, isolé, différent, rejeté. Quoi qu’il en soit, on peut trouver – relativement – le temps, l’énergie, la motivation de passer à la pratique le jour où l’on comprend que l’on doit se libérer de certaines contraintes, faire des choix et se les imposer ; que l’on doit exercer un certain libre arbitre sous peine de reconnaître que je l’on en a pas. Passer à la pratique représente peut être le plus exigeant des principes suggérés par Musashi. Ce principe, qui à prime abord paraît aller de soi, exige un effort considérable.


3-4. Embrasser tous les arts et non se borner à un seul et non se borner à celui que l’on exerce soi-même

Sauf erreur ces deux principes se complètent.

Dans le premier, Musashi invite à une certaine polyvalence dans les arts martiaux ; à ne pas se limiter à la pratique d’un seul art mais à se familiariser avec tous les autres. L’expérience acquise dans la pratique de nombreux arts – techniques, disciplines, etc. – contribue à développer des qualités qui seront mises à profit dans l’art – technique, discipline, etc. – que l’on souhaite maîtriser. L’avantage que représente une telle démarche, non seulement dans les arts martiaux mais dans tous les domaines, paraît évident.

Dans le second principe, Musashi va encore plus loin lorsqu’il invite à ne pas se borner au métier que l’on exerce mais à connaître la voie de chaque métier.

L’insistance que met Musashi à suggérer une expérience élargie, une connaissance générale – puisqu’il consacre deux principes à cet aspect de la démarche du guerrier – mérite que l’on s’y attarde.

On comprend que Musashi, sans pour autant négliger la formation spécialisée puisqu’il était lui-même un spécialiste, recommande pourtant ce que nous appelons aujourd’hui une formation générale.

La formation spécialisée tend à résoudre les problèmes à partir d’un seul point de vue alors que la formation générale tient compte de l’ensemble et fait place à la dimension humaine. Recourant à la systémique, je dirais que la formation spécialisée évoque analogiquement un système fermé qui par définition n’échange ni énergie, ni matière, ni information avec son environnement; et la formation générale, un système ouvert, donc en relation avec son environnement.

"On peut se demander finalement si la véritable intelligence n’est pas celle qui généralise, l’intelligence non homogène, non close sur un domaine déterminé. L’intelligence suppose avant tout la libération de ce qui l’empêche de se manifester pleinement, l’intelligence exige de sortir de toutes les prisons, des dogmes, des tabous, des coutumes, des opinions. Répétons ici qu’il n’y a pas d’intelligence réelle sans une totale ouverture de l’esprit, sans une curiosité insatiable. Il n’y a aucune intelligence qui soit bloquée sur des opinions établies une fois pour toutes. L’homme intelligent possède en lui tellement d’opinions diverses qu’il n’éprouve plus le moindre besoin de se fixer sur une opinion, quelle qu’elle soit."
Pierre Daco

La déshumanisation de la société actuelle, du système sociopolitique ou socio-économique, selon le point de vue, apparaît à de nombreux observateurs comme l’effet en grande partie de l’hyperspécialisation qu’entraînent la bureaucratie, la technocratie. De la techno-bureaucratisation systématique de la société.

Les considérations humanistes ne peuvent être que l’effet d’une formation et d’une vision de généraliste qui permettent de considérer les problèmes dans leur complexité plutôt que de les ramener à leurs éléments simples en fonction d’un seul point de vue.

"Si le seul outil dont vous disposiez était un marteau, vous seriez enclin à tout prendre pour un clou! "
Abraham Maslow

"Il ne suffit pas d’apprendre à l’homme une spécialité. Car il devient ainsi une machine utilisable mais non une personna-lité. Il importe qu’il acquière un sentiment, un sens pratique de ce qui vaut la peine d’être entrepris, de ce qui est beau, de ce qui est moralement droit. Sinon il ressemble davantage, avec ses connaissances professionnelles, à un chien savant qu’à une créature harmonieusement développée. Il doit apprendre à comprendre les motivations des hommes, leurs chimères et leurs angoisses pour déterminer son rôle exact vis-à-vis des proches et de la communauté."
Albert Einstein

"Les masques effrayants que portent, dans La guerre des étoiles, les gens au service des forces du mal représentent en fait une force monstrueuse dans le monde actuel. Lorsque Darth Vader se retrouve sans son masque, on découvre un homme immature, qui ne s’est pas développé en tant qu’être humain. Ce que l’on découvre, c’est en fait un visage pour ainsi dire pitoyable.

"Darth Vader n’a pas développé son humanité. Il est un robot. Il est un bureaucrate, qui ne vit pas selon ses valeurs mais selon celles que lui impose le système. Tel est le défi que nous devons tous relever aujourd’hui dans nos vies. Est-ce que le système va t’écraser et nier ton humanité ou parviendras-tu à utiliser le système pour la réalisation d’objectifs humains ? Quel rapport entretiens-tu avec le système, qui t’assure que tu ne le serves pas de façon compulsive ? L’attitude à adopter consiste à se définir dans cette période de l’histoire comme un être humain en demeurant attaché à ses propres idéaux et, comme Luke Skywalker, en repoussant les exigences impersonnelles du système."
Joseph Campbell

La seconde interprétation que me suggèrent ces deux principes de Musashi est moins évidente. La démarche qu’il préconise en suggérant de passer d’un art à un autre, d’un métier à un autre, me paraît inviter à considérer une loi fondamentale que l’on appelle dans la tradition occidentale l’invariant commun. Il s’agit ici de la loi d’analogie que l’on ne peut saisir que si, passant d’une discipline à une autre, on prend conscience que certaines règles fondamentales leur sont communes. C’est ainsi par exemple que le rapport (de deux longueurs, surfaces, etc.) en architecture équivaut à l’intervalle (accord consonant ou dissonant de deux notes) en musique... Encore faut-il pour prendre conscience de l’invariant commun avoir certaines notions de ces deux disciplines.

Le fait de posséder des connaissances ou des aptitudes dans diverses disciplines a pour effet de favoriser le fonctionnement analogique.

Inventeur des "ondes Martenot", Maurice Martenot était à la fois ingénieur de formation et musicien autodidacte. Il a fondé au Conservatoire National de Musique de Paris un cours pour la formation musicale des élèves des classes de danse, suivant les principes d’éducation musicale qu’il avait établis sur des bases psychophysiologiques. Ces connaissances dans ce domaine complexe lui ont aussi inspiré une méthode de relaxation, la kinésophie. Martenot a aussi fondé, à une étape de son étonnante carrière, l’École d’art Martenot...

"Ondes radioélectriques ou ondes sonores ont les mêmes caractéristiques quant au phénomène de résonance par sympathie. Dans le domaine des sons : lorsqu’un corps sonore (les cordes d’un violon ou celles d’un piano) ébranle par ses vibrations les molécules de l’air, tout objet placé dans son voisinage se met lui aussi à vibrer si toutefois sa vibration propre (sa hauteur de son) est la même que celle émise par le violon ou le piano. Autre exemple : si, ayant observé la hauteur de son d’un verre de cristal, on chante à proximité un son de même hauteur, la vibration des cordes vocales transmise par l’air est reçue par le verre et alimente son mouvement vibratoire. Les ondes radioélectriques diffusées dans l’espace apportent à nos postes une parcelle d’énergie suffisante pour mettre en action (après amplification) la membrane du diffuseur. Dans tous ces exemples, il y a transfert d’énergie. C’est par un phénomène identique que la mise en résonance avec les forces de vie nous apporte l’énergie cosmique."


5. Savoir distinguer les avantages et les inconvénients de chaque chose

Ce principe m’apparaît comme une invitation à voir les situations dans lesquelles on se trouve avec réalisme. Autrement dit, à «voir ce qui est». Les avantages, bien sûr, mais aussi les inconvénients. Et surtout les inconvénients que vont entraîner les avantages, car il n’y a pas d’avantages sans inconvénients, de même qu’il n’y a pas non plus d’inconvénients sans avantages (bien que le dernier terme de cette proposition paraisse en général moins évident...).

Cette vision peut sembler pessimiste mais l’observation la plus élémentaire permet de constater qu’elle est tout simplement réaliste. C’est ainsi, par exemple, qu’à une époque les maladies infectieuses (inconvénients) régressent grâce aux antibiotiques (avantages) ce qui, du fait de l’explosion démographique qui s’ensuit, provoque les plus grandes famines (inconvénients) de l’histoire de l’humanité... Je pourrais poursuivre ad infinitum sur cette lancée : les syndicats (avantages) ont entraîné un alourdissement (inconvénients) du fonctionnement des institutions et des entreprises ; la révolution industrielle a contribué au confort (avantages) d’une partie de l’humanité, mais elle est responsable de l’exploitation de l’autre partie et de la pollution sur l’ensemble de la planète (inconvénients) ; les technologies du transport permettent aujourd’hui à des millions de personnes de découvrir le monde (avantages), mais ce flux de touristes représente une menace grave pour l’équilibre des systèmes, naturels aussi bien que sociaux (inconvénients) ; l’hygiène de vie, une meilleure alimentation et (encore une fois) les progrès de la médecine sont autant de facteurs qui contribuent à l’augmentation de l’espérance de vie (avantages), mais on découvre que cette augmentation entraîne de nouvelles maladies, des coûts sociaux causés par le vieillissement de la population qui menacent l’économie et, pour un grand nombre de personnes âgées, des conditions de vie qui tiennent davantage du naufrage que de la sérénité... (inconvénients) ; etc.

C’est que nous vivons dans un monde de dualité. Il faut aussi entendre ce mot dans le sens d’ambivalence, de contradiction. Si nous considérons l’énoncé de Musashi en fonction de l’énergie, nous dirions que le positif et le négatif finissent toujours par s’équilibrer. Le taoïsme enseigne que l’énergie cosmique, qui se manifeste à tous les niveaux, comporte deux aspects opposés et complémentaires que sont le yin, la tendance passive, et le yang, la tendance active. Ces deux tendances se manifestent en alternance, l’une se trouvant en puissance dans l’autre. C’est ainsi que dans la symbolique taoïste, on représente ces deux formes d’énergie par un cercle que divise une ligne sigmoïde (en forme de S) avec, de part et d’autre, le yin et le yang : la partie noire comportant un point blanc et la partie blanche un point noir, ce qui signifie que l’une donne naissance à l’autre.

Dans ces conditions, où est le progrès ? En effet, si "les avantages et les inconvénients de toutes choses" sont indissociables et si chaque fois que l’on trouve une solution à un problème, elle entraîne un nouveau problème, parfois même plusieurs, où donc est le progrès ? Troublante question. Surtout, étant donné l’impossibilité d’échapper à cette tyrannie, comment éviter d’être paralysé dans l’action ?

L’évolution procéderait comme une spirale excentrique, qui va s’élargissant petit à petit. Par un processus d’essais et d’erreurs, de nouvelles conditions sont créées qui permettent à la conscience de faire de nouvelles expériences. Rien n’interdit de penser, bien sûr, qu’elles représentent un progrès matériel. On estime volontiers que les conditions de vie actuelles sont relativement meilleures qu’elles ne l’étaient autrefois, du moins pour nous. Il devient évident qu’elles ne sont meilleures que pour quelques privilégiés. C’est ainsi que l’on se trouve très vite devant la dualité. Mais, comme le suggère l’image de la spirale excentrique, à travers ce processus d’essais et d’erreurs, la conscience s’étend. Tel est le véritable progrès. Ce principe, si on l’applique au domaine de l’action, suppose donc qu’il est impossible de prendre des décisions, d’arrêter des politiques, qui ne comportent que des avantages : elles vont nécessairement entraîner aussi des inconvénients. Dans le monde de la dualité où nous sommes, les deux aspects positif et négatif de l’énergie que représentent les avantages et les inconvénients tendent vers un équilibre dans le temps. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’une telle vision oblige à considérer les situations dans leur complexité et à prévoir autant que possible les inconvénients qu’entraîneront nécessairement les avantages obtenus. Il s’agit toujours, partagés que nous sommes entre "les avantages et les inconvénients de toutes choses", d’orienter l’énergie avec lucidité.


6. En toutes choses, s'habituer au jugement intuitif

"L’intuition peut donner le jour à une théorie mais on n’a jamais vu une théorie donner le jour à une intuition."
Albert Einstein
La raison ne suffit pas.

L’intuition est un mode de connaissance directe qui ne passe pas par le raisonnement, la déduction, la logique.

À une étape de l’évolution où la technologie permet, grâce à l’informatique, de prolonger non seulement la mémoire mais d’une certaine façon le raisonnement, la déduction et la logique, il paraît important de rappeler que ce mode de fonctionnement ne suffit pas. Dans la mesure où l’hémisphère gauche du cerveau, qui assure en grande partie ce mode de fonctionnement, se trouve prolongé par la technologie, il faut d’autant plus s’employer à éveiller, à stimuler l’hémisphère droit, qui assure en grande partie le fonctionnement intuitif, afin de ne pas devenir les esclaves de nos machines.

Devenir les esclaves de nos machines revient, en définitive, à fonctionner comme elles. "L’organisation mécanique, écrivait Einstein, s’est substituée partiellement à l’homme novateur." Un développement excessif de la pensée rationnelle finit par atrophier l’intuition. Pour la machine, il s’agit toujours de choisir entre 0 ou 1, blanc ou noir, oui ou non. Il s’agit ici, comme chacun sait, d’un fonctionnement binaire. Mais l’homme se définit aussi au niveau ternaire. C’est même ce qui le distingue essentiellement de la machine. Il y a opposition et complémentarité entre le "oui ou non" de la machine et le "oui et non" de Pythagore, qui est propre à l’homme. Il existe une dialectique, un échange incessant entre les deux modes de fonctionnement, que sont, d’une part, le raisonnement, la déduction et la logique au niveau binaire et, d’autre part, l’intuition au niveau ternaire. Mais il demeure que, dans la complexité, c’est le "oui et non", autrement dit la dimension intuitive, qui permet de fonctionner. Or, le monde devenant de plus en plus complexe, nous devons désormais faire davantage appel à l’intuition.

Non seulement l’intuition permet-elle de fonctionner dans la complexité mais aussi dans l’ambiguïté, voire dans la contradiction. La tolérance à l’ambiguïté, à la contradiction, est une des qualités du guerrier d’aujourd’hui, qui doit pouvoir fonctionner en l’absence de valeurs stables et gérer le chaos alors que les repères sont flous. À l’époque où la NASA recrutait ses premiers astronautes, les candidats furent soumis à une batterie de tests particulièrement exigeants. Malgré tout, le nombre de candidats demeura encore trop élevé. Il fallait donc trouver un dernier critère d’admissibilité afin de retenir les plus qualifiés. On soumit donc ces candidats à un test permettant d’évaluer leur tolérance à l’ambiguïté, autrement dit leur aptitude à maîtriser une situation encore indéterminée, qui appelle des jugements contradictoires. En définitive, cela revenait à ne conserver que les candidats capables de faire appel au jugement intuitif. Telle est sans doute aujourd’hui dans notre monde, la qualité primordiale du guerrier dans l’action.

Dans les situations complexes, le mode de pensée déductif est insuffisant, comme pour la pratique divinatoire du jeu de Tarots.

Les vingt-deux lames (cartes) des Tarots représentent vingt-deux concepts. Elles peuvent toutefois occuper vingt-deux positions différentes, ce qui leur donne un sens particulier : nous voici donc en présence de (22 x 22) concepts. Par ailleurs, le sens de chaque lame change selon qu’elle est à l’endroit ou à l’envers : nous voici maintenant en présence de (22 x 22 x 2) concepts... En dernière analyse, je dirais qu’on arrive à une combinatoire qui serait de l’ordre de (22 x 22 x 2)22 sauf erreur! Soit...

Il est certain qu’une bonne connaissance du sens de chacune des lames et de chacune des positions est nécessaire. C’est la part de la raison. C’est en quelque sorte posséder le mode d’emploi. Mais les Tarots représentent un tel système de variations combinatoires, autrement dit de permutations de sens à l’infini, que leur complexité impose rapidement de faire appel aussi, je dirais même surtout, à l’intuition. Le passage d’un niveau de fonctionnement à l’autre, de l’interprétation déductive à l’interprétation intuitive, si on en est conscient au moment où il se produit, représente une expérience exaltante. Que ce soit à l’occasion de l’interprétation des Tarots ou d’une prise de décision dans l’action, on a soudain l’impression d’une expansion de la conscience. Le cerveau qui jusque-là émettait surtout des ondes bêta émet alors davantage d’ondes alpha.

Comment s’éveiller à l’intuition?

"Le poète trouve d’abord, il cherche ensuite."
Jean Cocteau

Chercher et trouver correspondent en fait aux deux modes de pensée fondamentaux. Le poète – dont l’une des fonctions consiste à rendre familier ce qui est étrange et étrange ce qui est familier – suggère ici de renverser l’ordre habituel : de trouver d’abord et de chercher ensuite. Or, cette formule résume très bien le brainstorming, à propos de l’invariant commun. Cette méthode de créativité conçue par Alex Osburn favorise le fonctionnement du mode de pensée intuitif, le générateur d’idées, lui permettant de "trouver d’abord" en réduisant le plus possible, selon la règle dite du jugement différé, le fonctionnement du mode de pensée déductif, qu’il appelle le filtre à idées.

Il s’agit donc de mettre en veilleuse l’esprit critique, car nous avons tendance à évaluer une nouvelle idée, à l’analyser, à soulever des objections et à conclure prématurément. Lorsque l’on se soumet à la règle du jugement différé, on reporte à une étape ultérieure l’intervention du mode de fonctionnement déductif de la pensée, s’accordant ainsi un délai avant de peser le pour et le contre. Sans se soucier de la pertinence des idées ou de leurs possibilités de mise en pratique, les participants auxquels on propose une suite de stimuli expriment toutes les idées qui leur viennent à l’esprit. Ces idées émergent parfois par associations, formant comme une suite de la même famille ; parfois, au contraire, elles n’ont aucun rapport les unes avec les autres. Un meneur de jeu qui a préparé la séance énonce les règles à respecter et veille à leur application. À l’occasion, il imprime une nouvelle orientation à la recherche en soumettant de nouveaux stimuli. Une autre personne joue le rôle de greffier, qui consigne les idées au fur et à mesure qu’elles sont émises. La séance doit se dérouler avec une certaine rigueur mais dans un climat ludique.

Cette méthode a été conçue pour stimuler la créativité en groupe. C’est à cette condition qu’elle se révèle la plus fructueuse, l’interaction des participants ayant un effet d’entraînement. Mais, comme le fait remarquer Philip Goldberg : "Les règles à observer sont fort simples, et les principes de base aisément adaptables, de sorte que la technique peut aussi s’appliquer individuellement. Ces règles sont au nombre de quatre :

- Quelles que soient les idées proposées, on ne doit ni les discuter, ni les juger. Leur analyse critique fera l’objet d’une séance ultérieure.

- Abondance d’idées ne nuit pas, bien au contraire. Comme le dit un proverbe chinois : ‘Qui veut prendre un poisson doit tendre plusieurs lignes.

- Aucune idée ne doit être considérée a priori comme étrange, farfelue ou totalement hors du sujet. Le but recherché n’est pas d’être dans le vrai, mais d’amorcer un processus générateur de solutions de rechange neuves.

- On s’efforcera au maximum d’amalgamer entre elles les différentes idées émises, de les modifier ou de les perfectionner."

Le brainstorming est une tactique du guerrier sur la Voie de l’action.


7. Connaître d'instinct ce que l'on ne voit pas

Ce principe se rapporte à la nature animale de l’homme.

Il me paraît significatif que Musashi fasse une distinction entre l’intuition, qui est l’objet de son sixième principe, et l’instinct dont il parle ici. Cette distinction est d’autant plus importante que l’on a souvent tendance à confondre ces deux termes.

INSTINCT : "Impulsion qu’un être vivant doit à sa nature ; comportement par lequel cette impulsion se manifeste. [...] D’instinct : d’une manière naturelle et spontanée."

INTUITION : "Forme de connaissance immédiate qui ne recourt pas au raisonnement."

Selon la pensée traditionnelle, l’être humain se définit en fonction d’une polarité fondamentale :

• l’intuition, qui correspond au pôle supérieur, celui de la divinité, de la conscience cosmique ;

• et l’instinct, qui correspond au pôle inférieur, celui de l’animalité, de l’énergie vitale.

L’instinct est la tendance innée, commune à tous les êtres vivants. C’est par l’instinct que nous participons de la nature, en nous comme à l’extérieur de nous.

L’instinct représente la nature en nous par rapport à la culture.

L’on peut regrouper l’enseignement traditionnel en fonction de la représentation suivante :

- ce qui concerne le mental, la raison, l’imagination, l’intuition, par rapport à la tête ;

- ce qui concerne les émotions, les sentiments, par rapport au cœur ;

- ce qui concerne les sensations, l’instinct, le corps, l’animalité, par rapport au ventre.

L’instinct correspond donc au ventre.

LE HARA

Que ce soit dans les arts martiaux ou dans la pratique de zazen (technique de méditation zen), la tradition japonaise enseigne que le centre de l’instinct est le hara.

Le mot japonais hara signifie "ventre". Mais il est souvent employé pour parler du centre de gravité, le point d’équilibre du corps, où sont concentrées les forces vitales.

Ce centre se trouve à l’intérieur de l’abdomen : entre, d’une part, quatre centimètres environ (deux ou trois doigts) sous le nombril et, d’autre part, la cinquième vertèbre lombaire.

Le hara est le noyau de l’énergie vitale, de la force instinctive ou ki.

De la conscience du corps...

Dynamiser l’instinct commande de vivre en harmonie avec la nature, en chacun de nous comme à l’extérieur, car je suis dans la nature et la nature est en moi.

La nature en moi est le corps.

"Connaître d’instinct" prend appui sur le corps.

Tout exercice physique permet de dynamiser l’instinct. Mais l’attention au corps, lorsque le genre d’exercice le permet, a pour effet de développer aussi la conscience du corps, en ajoutant une dimension importante : le maîtrise du mental. Il s’agit par cette pratique – comme dans les arts martiaux qui doivent être pratiqués non pas mécaniquement mais en étant conscient de la posture, du mouvement du corps – d’étendre ainsi la conscience, qui est le plus souvent logée dans la tête, à l’ensemble du corps. Autrement dit, d’incarner la conscience dans tout le corps.

L’attention au corps fait de tout exercice une forme de méditation, une méditation dynamique.

La respiration abdominale permet aussi de développer la conscience du corps. L’attention est d’abord tournée vers l’abdomen, le hara : inspiration/expiration... Puis, petit à petit, elle s’étend à tout le corps jusqu’à inclure éventuellement le rapport du corps à l’environnement.

... à la conscience de soi.

La conscience du corps, que ce soit par l’attention aux sensations tactiles (et auditives), aux mouvements ou à la respiration abdominale, permet d’accéder à la conscience de soi, la conscience d’être.

Il n’y a pas de fonctionnement harmonieux sur les autres plans qui ne prenne appui sur l’instinct, fondement de l’être. "Connaître d’instinct", pour reprendre la formule de Musashi, c’est prendre conscience de soi, de l’être dans sa globalité.


8. Prêter attention au moindre détail

Contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier abord, l’attention au moindre détail, que suggère Musashi, suppose qu’il faut avoir une vue d’ensemble et non pas s’attacher à chaque détail en particulier. C’est ce qui ressort de la distinction qu’il fait dans son traité entre voir et regarder : "Entre voir et regarder, voir est plus important que regarder."

• voir, c’est précisément élargir l’attention à l’ensemble – ce qui correspond à la vision passive ;

• regarder, c’est au contraire focaliser l’attention sur un détail – ce qui correspond à la vision active.

Musashi précise : "Ce qui est important, c’est que dans cette Voie, on ne peut devenir expert en la tactique sans avoir une vue directe et vaste... [...] La position doit permettre de voir largement et vastement. Entre voir et regarder, voir est plus important que regarder. L’essentiel dans la tactique est de voir ce qui est éloigné comme si c’était proche et de voir ce qui est proche comme si c’était éloigné. L’important dans la tactique est de connaître le sabre de l’adversaire, mais de ne pas regarder du tout ce sabre adverse. Méditez bien là-dessus. Cette position des yeux convient aussi bien dans la tactique du simple duel que dans une bataille."

Méditer en marchant

Il existe une technique qui consiste simplement à s’entraîner à voir plutôt qu’à regarder. Mais il s’agit dans cette pratique de maîtriser non pas la vue – qui assure toujours à la fois les deux fonctions : voir et regarder – mais l’attention. Autrement dit, pour employer le langage de la physiologie, de dissocier l’attention de la vision restreinte assurée par la fovea centralis (et, relativement, par la macula oblongata) pour l’investir dans le champ visuel élargi que propose la vision périphérique.

"Le premier point est de savoir regarder de côté sans bouger les pupilles." Ce qui revient à investir l’attention dans le champ visuel élargi que propose la vision périphérique.

Afin de bien saisir la différence entre voir et regarder, il faut en faire soi-même l’expérience. Je vous suggère donc de constater :

• que la vision focalisée, assurée surtout par la fovea, est restreinte : il suffit de regarder un objet, qu’il soit proche ou éloigné, pour constater qu’on n’en perçoit avec netteté qu’une toute petite partie ;

• qu’il est possible de prendre conscience de la vision périphérique en élargissant le champ de l’attention des deux côtés à la fois sans bouger les yeux.

Telle est, en somme, la différence entre voir – la vision élargie – et regarder – la vision restreinte –

Telle est aussi, en ce qui concerne l’expérience visuelle, la différence entre l’attention passive (voir) et l’attention active (regarder).

C’est sur cette pratique que repose la méditation en marchant : sur le fait d’élargir le champ de l’attention en fonction de la vision périphérique de façon à voir plutôt qu’à regarder.

Chaque fois que j’élargis le champ de l’attention, passant ainsi de l’attention active à l’attention passive, je constate :

• que l’environnement ne m’apparaît plus à l’extérieur de moi, mais que je me perçois au contraire à l’intérieur – ce qui augmente mon sentiment de participation ;

• qu’il m’est plus facile, lorsque mon attention correspond à la vision périphérique, de prendre conscience de mon corps, de ma présence ici et maintenant, et d’être conscient de moi-même, conscient d’être ;

• qu’il m’est aussi plus facile d’apaiser le fonctionnement du mental : dans la mesure, en effet, où l’attention passive est soutenue, "ça" cesse de parler dans ma tête.

Élargir le champ de l’attention en fonction de la vision périphérique, autrement dit voir au lieu de regarder, représente donc, à toutes fins utiles, une technique de méditation.

Cette technique de méditation, que j’associe plus spécialement à la marche, trouve aussi à s’appliquer dans de nombreux domaines, notamment dans certains sports. Chaque fois que l’on étend l’attention à la vision périphérique, non seulement on a une vue d’ensemble mais on exerce une maîtrise sur le mental. Le bavardage (du moi n° 1 de Gallwey) se trouve alors suspendu. Cette pratique exige un entraînement. Comme le souligne Musashi : "Cette position ne peut être acquise d’un seul coup dans les moments d’urgence. Donc, ayez bien en tête tout ce que j’ai écrit jusqu’ici, gardez bien cette position des yeux dans la vie quotidienne et en toutes occasions ne modifiez pas la position de vos yeux."

Au plan psychologique, cette pratique peut aussi s’étendre à toutes les situations de la vie. Il suffit de transposer analogiquement au plan psycho-logique, dans ses attitudes et ses comportements, ce qui a été défini jusqu’ici au plan physiologique en considérant les événements, les circonstances, les conditions de la vie mais aussi les êtres, autrement dit en percevant le monde de la façon que suggère la vision périphérique, prêtant ainsi attention au moindre détail mais sans jamais perdre de vue l’ensemble.


9. Ne rien faire d'inutile

Ce principe recoupe un des points capitaux de l’enseignement du bouddhisme zen : le wu-wei, hérité de la tradition chinoise par suite de l’influence taoïste sur le chan qui allait devenir au Japon le zen.

On traduit souvent wu-wei par "non-agir", mais ce principe doit plutôt s’entendre comme l’action naturelle, spontanée, "sans rien d’inutile"...

Dans les arts martiaux, l’inutile c’est de résister par l’affrontement. On doit plutôt, tenter de vaincre sans combattre. Si l’adversaire fonce sur vous, plutôt que de vous opposer à son mouvement, de lui résister par l’affrontement, vous devez au contraire vous esquiver prestement tout en le tirant dans le sens où son mouvement l’entraîne déjà ; ce qui a pour effet de lui faire perdre l’équilibre. C’est le sens de wu-wei que suggère Lin-Yu-tang : "[...] le principe d’esquiver une force qui vient sur vous de sorte qu’elle ne puisse vous atteindre"... Mais ce principe, comme il le précise plus loin, trouve à s’appliquer à toutes les circonstances de la vie : dans "[...] l’art de maîtriser les circonstances sans leur opposer de résistance."

La "loi d’économie"

"La productivité, c’est l’art de faire le plus possible avec le moins possible, d’augmenter la production avec le même nombre de travailleurs, la même quantité de machines ou de matières premières. C’est en quelque sorte l’ingrédient de la vraie croissance."
Alain Dubuc

Ce principe de Musashi, "Ne rien faire d’inutile", évoque la "loi d’économie" de la systémique, que l’on peut ramener à la formule suivante : "Le plus petit input pour le plus grand output".

Le schéma suivant permet de se représenter un système quel qu’il soit :

CAUSE                      ACTION                EFFET
Input/intrant              Boîte noire             output/extrant

L’input représente tout ce qui entre dans un système, à savoir :

• énergie,
• ou information (messages),
• ou matière (grandeurs matérielles).

L’output, tout ce qui sort du système, après avoir subi une transformation dans la boîte noire, à savoir :

• énergie,
• ou information,
• ou matière.

Quant à la boîte noire, elle représente le fonctionnement interne du système qui conditionne, ou simplement transforme, un phénomène agissant dans l’input en un autre phénomène dans l’output. (Il faut comprendre que l’output est rarement de même nature que l’input : il peut entrer, par exemple, de la matière dans un système et en sortir de l’énergie, comme c’est le cas pour un véhicule moteur, etc.)

À ces trois fonctions s’en ajoute une autre : le feedback, parfois appelé en français "rétroaction", "boucle de retour" ou "effet de retour". C’est l’effet de réaction sur la cause, qui permet de réguler le fonctionnement du système. L’exemple le plus simple est celui du thermostat : dès que la température souhaitée est atteinte, le système ainsi régulé s’arrête, se met en veilleuse ou fonctionne au ralenti. Sans cette fonction, le système ou ce qui en dépend se trouve menacé.

La loi d’économie revient à optimiser le fonctionnement de l’ensemble du système, c’est-à-dire : le plus petit input pour le plus grand output en passant, dans la boîte noire, par l’action la plus efficace, nécessitant pour elle-même le moins d’énergie.

"Tout phénomène peut être considéré en tant que système, rappelle Joèl de Rosnay, dans la mesure où tout phénomène constitue un ensemble d’éléments en interaction." Une entreprise, une institution, un groupe social, est un système. De même un individu, car il reçoit de l’énergie, sous une forme ou sous une autre, qu’il conditionne ou transforme pour l’émettre, sous une forme ou sous une autre. Quelle que soit la nature du système, la loi d’économie trouve à s’appliquer. Elle permet d’en optimiser le fonctionnement en suggérant des interventions ponctuelles dans ses fonctions. "Rien d’inutile"...

La vision que suggère la systémique est même parfois fulgurante. C’est ainsi qu’à la lumière de la loi d’économie, les systèmes bureaucratiques apparaissent soudain dans toute leur aberration : à une étape de leur évolution, il entre dans de tels organismes plus de messages ou de quantités mesurables qu’il n’en sort, sans compter que la transformation absorbe à elle seule une bonne partie de l’énergie disponible ou produite. Il devient vite évident que l’objet réel de ces organismes, parvenus au stade entropique, n’est plus fonction du mandat qui leur a été confié mais se ramène à assurer leur propre survie en tant que système. C’est ici, bien sûr, un cas limite...

Fonctionnement individuel de ce point de vue : input – ce que je reçois (ou ce que j’ai reçu) de la société, des autres ; output – ce que je donne à la société, aux autres. Cet exercice permet d’évaluer, à partir du rapport entre l’input et l’output, son propre fonctionnement dans le monde : est-ce que je donne (moins, autant, plus) que je ne reçois (n’ai reçu jusqu’ici) ? Il permet de se voir plus objectivement, ce qui a souvent pour effet de stimuler la motivation et de renouveler l’engagement personnel, car on n’aime guère reconnaître que l’on reçoit (que l’on a reçu) davantage que l’on ne donne ! Du moins, les années d’adolescence passées.

Un principe de vie

"Aucun vain combat ne l’agite..."
Li Fêng Lao-jên

Ce vers du poète taoïste se rapporte au sage considéré ici comme le guerrier accompli.

La «loi d’économie» est aussi un principe de vie. Elle doit nous inspirer non seulement dans la gestion de nos entreprises mais aussi dans nos vies : nos attitudes, nos comportements. Devant une tâche à accomplir, nous devons nous demander comment y parvenir sans perte inutile d’énergie.

Le dernier des neuf principes de Musashi nous rappelle en effet que l’objet de la démarche est la sagesse, l’action n’étant dans la tradition du guerrier que le moyen d’y parvenir.

"Sur le chemin le plus long on avance pas à pas. Réfléchissez-y sans vous hâter. Prenez la pratique de ces règles pour fonction de samouraï. [...] "Forgez-vous par l’étude de mille jours et polissez-vous par l’étude de dix mille jours. Il faut bien y réfléchir."

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